Les Chants de l’Asphodèle
En 2015, Lesbos est devenue le foyer du plus grand mouvement de population en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, il ne s’agit pas d’un événement inédit dans l’histoire mouvementée de cette île grecque. Depuis l’Antiquité, les vagues migratoires se succèdent sur ce bout de terre à la croisée des mondes, passage entre l’Orient et l’Occident. Située à seulement 12 kilomètres des côtes turques, l’île porte encore les traces de la Grande Catastrophe de 1922. Suite à la défaite de la Grèce contre la jeune République turque de Mustafa Kemal, plus d’un million de Grecs orthodoxes originaires d’Asie mineure sont déportés sur l’autre rive, dont 45 000 débarquent à Lesbos dans le plus grand dénuement. Presqu’un siècle plus tard, ce sont leurs descendants qui viendront porter secours aux réfugiés des temps modernes, à tel point que les habitants de l’île seront nommés au Prix Nobel de la Paix.
C’est par ce point de départ qu’Agathe Kalfas et Mathias Benguigui réalisent, entre 2016 et 2020, Les Chants de l’Asphodèle, travail à quatre mains mêlant textes et images, qui s’attache à porter un regard nouveau sur ce territoire ultra-médiatisé. Ils scrutent les traces laissées dans le paysage, rencontrent ses populations, collectent des récits réels ou imaginaires, afin de mettre en perspective les différentes strates de migration sur l’île. Au gré de leurs séjours, les événements s’enchaînent et les tensions montent : l’attente des réfugiés est interminable, des mois voire des années ; les difficultés économiques et le sentiment d’abandon s’installent dans la population grecque. Les exils d’hier et d’aujourd’hui s’observent mais le dialogue est rompu. Lesbos ne serait-elle pas devenue le miroir du « Champ de l’Asphodèle », ce lieu mythologique des enfers où les âmes n’ayant commis ni crimes ni action vertueuse, séjournent sans but et patientent éternellement ?
Naviguant aux frontières du documentaire et de la fiction, ce travail au long cours invite à une autre lecture des problématiques contemporaines de Lesbos, en faisant dialoguer traces du passé, mythologie et mémoire collective de la migration. L’île, ses populations et leurs mouvements incessants, nous transmettent un récit universel, intemporel, et font résonner Les Chants de l’Asphodèle.