Américaines Solitudes

« En introduction à ce recueil de photographies, il me semble essentiel de préciser en quoi elles tiennent les promesses du titre. L’approche visuelle qu’a Jean-Luc Bertini de la solitude va bien au-delà de la conception communément admise, à savoir ce que nous éprouvons lorsque nous sommes tout seul. Il montre aussi la solitude des espaces inhabités. Pour lui, il n’est pas nécessaire qu’il y ait des humains pour qu’il y ait solitude – exception faite de la présence subjective du photographe. Il existe aussi une solitude des objets – des voitures, caravanes, édifices anonymes, panneaux de circulation, maisons – dont on aurait pu les croire exempts puisque inanimés.

Et puis, ce qui ne surprendra guère, il y a celle de l’homme seul parmi ses semblables. Soit les regroupements humains sont solitaires, soit la solitude est une expérience qui se partage. L’un n’empêchant pas l’autre. Jean-Luc Bertini ne commente pas ces complications, mais il laisse très justement à ses photos le soin de les composer. […] Jean-Luc Bertini n’avance pas de préconisations manifestes –Il n’a rien d’un sociologue au regard acéré, pétri d’ironie et d’enjeux à défendre. Il n’entretient pas sur l’Amérique un docte point de vue emballé sous vide. Il pratique plutôt une réceptivité soutenue à l’ordinaire de la vie, qui vise à le déclarer digne d’attention, digne d’entrer dans la composition de l’oeuvre avec naturel et subtilité pour mieux nous le faire connaître. S’il s’agit de dégager une ligne de force qui anime la vision de Jean-Luc Bertini dans ce projet d’une décennie, et la chose ne s’impose pas, je serais tenté de désigner son égalitarisme immense et empathique, et le climat d’acquiescement qui sature toutes ces photos et leur confère dignité. […]

Discursif et nullement narratif, le projet de l’artiste nous immerge dans des images américaines avec le seul mode d’emploi que nous avons là devant nous des physionomies de la solitude. N’empêche que l’odyssée du chagrin qu’a vécue Jean-Luc Bertini en concevant son livre peut aussi nous faire voir dans ses images les formes qu’elle a choisi de prendre. Jean-Luc Bertini entretient-il le sentiment que l’Amérique est taraudée par la solitude ? Serait-elle notre destin, tissée dans notre fibre, conséquence de notre histoire, de notre obsession d’une indépendance qui nous atomise ? Est-elle la rançon de l’immensité du territoire ? de notre penchant pour la violence dans nos rapports avec notre prochain ? de notre obsession de l’argent qui tendrait à nous séparer d’autrui ? Telle n’est pas mon impression. Son livre n’est pas un diagnostic. Comme il l’a dit, il a pris son appareil photo et il a parcouru l’Amérique en regardant autour de lui. Ces images sont ce qu’il en rapporte ».

 

Préface de Richard Ford. Édité aux Éditions Actes Sud en 2020.